En 1947, de passage au Château Thivin en Beaujolais, Colette fit un très beau récit de son escapade à Brouilly.
En voici un extrait, paru dans ‘’Le fanal bleu’’ dernier ouvrage de Colette, qui nous entraîne dans un voyage immobile de Paris à Genève en passant par Grasse et les vignobles du Beaujolais. Souvenirs, scènes entre amis : Jean Cocteau, Marguerite Moreno, Jean Marais.... anecdotes et réflexions s'enchaînent sous l'œil vigilant d'une " Chatte " blottie dans un intérieur feutré, qui pose sur le monde un regard où la maturité pourpre de l'automne s'enrichit des pastels de l'enfance.
« BEAUJOLAIS, 1947
Cet été furieux, interminable, renaissant de ses flammes, cet été qui ne ressemble à aucun été, qui rendit la Normandie pareille à une Ardèche incendiée, la Bourgogne à un désert d’alfa, qui montra le fond sec de tous les torrents, la vase des étangs où mouraient les grenouilles et pâmaient les poissons -, cet affreux été responsable de tant de nos indigences, c’est maintenant qu’au terme des nuits froides il commence à faire bon penser à lui. Non pour lui pardonner, il est inexcusable. Sa sauvagerie dès l’aube… La soif des animaux, la faim des herbivores… L’homme qui versait l’eau d’un petit arrosoir sur un champ de choux, un des grands champs qui les bonnes années sont l’honneur de la banlieue, un homme tout seul parmi dix mille choux en train de jaunir. Et la vache qui avait, en tirant brin à brin sur les chaumes, mangé douze kilos de terre, et qui en est morte… Et…
Non, je ne pourrai jamais forger des souvenirs aimables à l’aide de telles images. Elles noircissent, elles calcinent mon procédé favori de rêverie et de plaisir. Quarante et un degrés rue de Beaujolais, dès midi, et trente-sept à deux heures du matin ; comme ça paraît loin, quand par ma fenêtre haute, entrouverte, l’air de décembre s’avance vertical, blanchi de grésil fin qui nimbe, un court moment, mon fanal bleu de la nuit et du jour. Quelques secondes suffisent à installer le froid dans ma chambre. Vite ! Jetons-nous, sans bouger, jetons-nous dans ce que l’été nous consentit de moins âpre, d’inépuisé, vers ce qui mouille la bouche, teint la main et la robe, tient lieu de source et de rosée ; jetons-nous vers la récompense, imprévue et bien réelle que je reçus au centre du féroce été : la vendange sur les coteaux de Brouilly.
Le pire, pour une arthritique de ma sorte, n’est certes pas le déplacement, s’il s’opère en automobile. Le pire, c’est dix pas dans l’appartement, c’est cinq mètres au bord du jardin, c’est la nuit rompue par les franches et soudaines et mordantes douleurs, et le geste étourdi, jeune, vif, qui prétend ramasser la canne, atteindre le livre -, ô jeunesse invétérée, agilité devenue purement mentale, et châtiée dès qu’elle tire sur sa laisse ; escaliers descendus dans l’humiliation et la ruse : ne m’arrêté-je pas en croisant un inconnu, ne feins-je pas, immobile, de chausser un gant, de fouiller mon sac ? L’inconnu franchi, je ris de moi et de mes vieilles petitesses…
Mais mettez-moi dans une voiture, coussin de-ci, coussin de-là, et roulez ! Vous n’entendrez plus parler de moi pendant un bon ruban de kilomètres. Autrefois, c’était la Chatte qui décidait, d’un bâillement d’appétit, d’une inquiétude de sa vessie, que nous arrêtions notre arche. Elle mangeait très peu en voyage, craignait le mal de mer… Une bouchée à Saulieu, une lapée à Vienne, entre-temps une herbe rafraîchissante. Mes exigences sont moins discrètes que ne furent les siennes. Avec elle, nous n’avions pas achevé la collation au bord d’un bois, qu’elle demandait à regagner « sa » voiture, pour mettre en ordre sa toison bleue, comme un orage d’ouest.
Je disais donc -, je me disais, je m’écrivais donc qu’une décision suprême, émanée de mon meilleur ami, m’embarqua comme faire se pouvait par une aube qui sentait l’incendie, l’asphalte fondant et le ruisseau altéré, et notre trajet visa les coteaux du Rhône. Leurs petits raisins, serrés, sont moins décoratifs que le picardan opulent de la Provence, qui traîne sous les ceps des appas de six livres, et tient aux lézards le ventre frais.
Que pouvais-je réclamer de la vendange beaujolaise ? La torride chaleur invariable, mon impotence, tout devait me séparer d’une aussi rude fête. Je me serais contentée du son dont elle couvrait les collines, des chars grinçants sur la petite route au long de laquelle je dormais mon sommeil du matin. Les voix embrumées de fatigue matinale s’éveillaient au haut de la vigne voisine, descendaient, descendaient selon que montait le soleil. J’imaginais la récolte lente, les paniers pleins, la soif qui croit se satisfaire en mordant la grappe, et qui s’attise… Je refoulais le persistant été de l’autre côté des persiennes closes, du côté de l’astre, des mouches, des guêpes folles, des menthes poussiéreuses, du côté où l’on voyait luire un tesson miroitant de Saône, tombé au loin dans un vallon. Je patientais. J’écoutais les rossignols de muraille froisser les lierres au-dessus de la vasque et couper le fil de la source…
Mais j’eus mieux. L’amitié peut beaucoup. Une chaîne de bras me remit un jour dans l’auto, et j’abordai le Vin au secret d’une de ses chambres intimes, dont je pensais ne jamais passer le seuil.
Dans le sein frais de la colline il me reçut sans que je misse pied à terre. C’est moi qui sur mon char faisais figure de conquérante. Les grandes portes rabattues, le Cru semblait retiré à même une grotte, et de son haut plafond il me jeta ensemble une chape glacée d’air immobile, la divine et boueuse odeur des raisins foulés, et le bourdonnement de leur ébullition. Cent mètres de voûtes s’étoilaient de lampes ; les cuves rejetaient par-dessus leurs bords la bave rose en longs festons ; un attelage de chevaux pommelés, bleuâtre dans la pénombre, mâchait nonchalamment des grappes tombées ; l’âme du vin nouveau, lourde, à peine née, impure, se mariait à la vapeur des chevaux mouillés.
Une main brandit vers moi, au bout de son bras invisible, la tasse d’argent qui berçait, sur les stries et les bosses de la ciselure, une étincelle rouge : « Un quarante-quatre parfait, Madame. Mais revenez goûter le quarante-sept quand il en sera temps ! Il n’aura rien à envier à celui-ci. »
Revenez… Comme revenir paraît probable, et facile, quand sous l’arc de la grotte qui barre le passage à la chaleur on tient entre les lèvres le bord froid de la tasse pleine…
Autour de moi on pensa que le grand vin, la caverne étoilée et l’ombre de la colline constituaient peut-être des antidotes, et nous prîmes à la nuit, un autre jour, une autre route, gravîmes un autre coteau. L’ombrage cette fois était d’une glycine agrippée aux quatre côtés d’une cour, issue d’un seul tronc, en python tors, qui montait énorme et se perdait dans son propre feuillage. La cour couverte, éclairée de phares, résonnait de voix, de roues, de pas lourd-chaussés, car les quarante vendangeurs du domaine descendaient à leur repas, escortés de leur gaillarde et vineuse odeur. J’aurais bien voulu les suivre… Notre collation froide, au rez-de-chaussée, fêta les jambons largement margés de lard, les saucissons qui fleuraient le harnais neuf, et certain fromage dit « fort » qui provoque la soif et ne la laisse pas s’éteindre.
A tout labeur, tout honneur : en bas, quarante vendangeurs avaient la meilleure table, servie d’omelettes, de veau, de poules, de cochon, et arrosée de ce vin qui comme les plus beaux rubis garde claire, aux lumières, sa sanguine et franche couleur.
Si on ne la force ni ne la prolonge, c’est une fatigue assez douce que versent l’été, la nourriture sans reproche, un grand cru dans sa jeunesse, et la nuit, fût-elle sans rosée. Dans la cour, au départ, sous les phares tournants, la glycine énorme tordait ses spires vivantes.
Mais comme nous partîmes parmi les premiers, je pus ne goûter que des bruits fins, échappés au grand silence qui recouvrait peu à peu le coteau ; - vols d’élytres heurtés aux lampadaires de l’entrée ; fers d’un cheval dételé qui écrasent le chemin de traverse et surtout, délicieuse à entendre, invisible et révérée, la source, la fidèle, la dernière où pussent boire, cette année, mont haletant et vallon tari. »
Colette
Le fanal bleu